Ou pourquoi j'ai ressenti de la colère ce 10 juin 2021.

<aside> ✍🏻 Par une certaine Léa. Retrouvez moi sur Instagram @leasayan.

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Ce matin, je me suis habillée pour arpenter Paris. RDV de coiffeur en fin de matinée, picnic dans un parc ensuite, verre avec une amie 5 heures plus tard, le tout à 3 endroits différents de l'ouest de la capitale. Des RDVs entrecoupés de marche, de trajets en métro et de moments d'attente au soleil d'un parc ou d'un banc.

J'avais envie de mettre une robe depuis un moment déjà que le soleil s'était installé dans nos journées. Mais je ne le faisais pas. Pour de mauvaises raisons évidemment. Ces raisons sont revenues : comment s'asseoir décemment dans un parc quand on est en robe ? à quelle heure tu vas rentrer ? dans quel quartier tu vas passer ? (spoiler alert : la réponse était "des quartiers où l'espace public est très fortement dominé par une présence masculine, qui reste là, plus qu'elle ne circule")

J'ai fini par la mettre cette robe. Parce que j'ai appris à m'habiller comme je veux, à rentrer à pied si je veux, et à l'heure que je veux. Parce que j'ai mes petites ruses pour me rassurer malgré le lieu, l'heure, ou la tenue… Pas décidé, regard rivé au sol, ou loin sur la ligne d'horizon. Marcher vite. Des écouteurs dans les oreilles pour ne pas entendre les potentielles remarques. Mettre des œillères tout en gardant ses 6 sens en éveil. Ne jamais regarder le danger en face pour ne pas le provoquer, se convaincre même qu'il n'existe pas, tout en étant paradoxalement attentive aux moindres signes de sa présence.

Jusqu'ici, ce protocole a toujours fonctionné. Je me sens plutôt libre (noter toutefois le "plutôt"...) en tant que femme dans l'espace public. Sûrement car je n'ai jamais subi plus que du harcèlement verbal, sans danger physique. Mais ça ne me semble pas normal de m'être habituée à ces interpellations non désirées au point de m'en accommoder. De trouver ca agaçant, mais pas traumatisant.

Bref, je porte donc cette robe et la journée se passe bien. D'ailleurs, si vous pensez qu'il va se passer un truc avec cette robe, je vous spoil tout de suite (on n'est pas dans une série à suspense de toute façon) : il ne va rien se passer avec cette robe. Oublions d'ailleurs la robe. L'anecdote aurait été la même si j'avais été en jogging. Ma colère aussi.

Venons en donc au fait. Il est 15h30, ça fait 2h30 que je chill assise dans l'herbe d'un parc. Il est grand et j'ai trouvé un spot que j'aime beaucoup, à l'écart des autres groupes, mais avec tout de même une petite vue sur l'agitation ambiante. J'ai déjeuné ici avec une amie qui est repartie il y a plus d'une heure. Rien ne vient troubler ma tranquillité et je pourrai passer l'après-midi ici.

Sauf que… soudain, mon odorat détecte une odeur de cigarette, mon 6e sens perçoit une présence proche, trop proche, et mon ouïe me confirme que deux voix sont en train de s'installer à moins d'un mètre. Je lève les yeux : deux hommes sont assis juste devant moi. Ils ne me témoignent aucune attention, mais je sens leur cigarette et j'entends leur conversation. Je suis agacée, d'autant plus que, balayant le parc du regard, je peux faire l'inventaire de tous les autres endroits aussi sympa que celui-ci où ils auraient pu aller. Ma tranquillité est troublée. Je n'arrive plus à reprendre l'activité de rêverie ou d'écriture qui était la mienne, et je finis par me lever et partir, non sans voler une photo témoignant de leur intrusion dans mon espace vital d'intimité.

La colère s'installe en moi alors que je quitte le parc. Colère vis à vis de ma réaction plus que de leur installation. Après tout, ils ont bien le droit de s'asseoir où ils veulent. Sur une plage bondée, cette promiscuité ne m'aurait pas dérangé. Alors je me demande si dans un monde libéré du patriarcat, je n'aurais pas ressenti cette gêne, ni le besoin de partir… Mais dans un monde libéré du patriarcat, deux hommes se seraient-ils assis là, si proches, alors qu'il y avait tant d'autres places disponibles ? (vous avez 4h).

En attendant, on vit dans une socitété patriarcale et c'est moi, femme, qui se lève, s'efface, sans un mot, en silence, les laissant jouir de l'espace public, sans moi, qui rentre me mettre à l'abri d'un espace privé.

Deux hommes transformés en crocodile en hommage à la série de BD Les Crocodiles de Thomas Mathieu sur le harcélement de rue et le sexisme ordinaire, où tous les personnages masculins sont représentés par des crocodiles.

Deux hommes transformés en crocodile en hommage à la série de BD Les Crocodiles de Thomas Mathieu sur le harcélement de rue et le sexisme ordinaire, où tous les personnages masculins sont représentés par des crocodiles.

Plus tard dans la journée, ma colère a disparu. Mon récit pourrait donc s'arrêter là. Mais je rentre d'un verre avec une amie, je prends le métro et…

...

La rame est vide. Normal, je monte à Croix de Chavaux, une station après le départ du train. Je m'assieds près de la porte par laquelle je suis rentrée. Dans mon périmètre de vision, deux mecs pianotent sur leur téléphone. Tout va bien. Je prends le mien et commence à répondre à mes messages. Mais je suis vite perturbée par une voix un peu agressive qui s'approche. Je lève les yeux. Un type qui crie dans son téléphone me dépasse et s'assied un groupe de sièges plus loin. Tout va bien, mais il parle trop fort. Je me replonge dans mes textos, les sens un peu plus alertes. Nouvelle sensation de présence qui approche. Bruit d'une canette qu'on ouvre un peu brusquement. Bruit de liquide gazeux entrant en contact avec le sol. Odeur de bière qui commence à se répandre. Je tourne la tête. Sur la banquette à côté de la mienne, un homme regarde dans la même direction que moi. Je ne vois que son dos, sa main qui tient une 8.6 et le liquide qui s'en échappe, goutte le long de ses doigts, et se répand en 3 bras autour du point d'impact sur le sol. Tout va toujours bien, mais je n'ai pas envie de rester assise là.

Je me lève, traverse deux ou trois rames pour me réinstaller plus loin. J'ai trouvé un groupe de 6 places, dont une seule est occupée. Ça a l'air calme. Vient le choix du fauteuil sur les 5 restants libres. Face à la marche ou dos à la marche ? Je choisis dos à la marche mais surtout, face à la zone que je viens de fuir. Tout allait bien, ils sont tous inoffensifs, mais si jamais ils étaient pris d'envie de venir par là, je les verrais arriver. Il n'y a pas de danger mais si jamais il y'en avait un, autant lui faire face pour le voir venir.